tribunes
Le numérique n'est pas une catastrophe
Jeudi 15 octobre 2015 | 09h32Wolfgang Blau, directeur de la stratégie digitale du Guardian, présente les enjeux du numérique pour les médias. Passionnant.
Il s'est exprimé au Centre de formation des journalistes (CFJ ). Le tout est présenté par Yann Guégan, journaliste, consultant et formateur, sur son blog "Dans mon labo".
"Le train, de nos jours, jouit d’une très bonne réputation. Les compagnies sont parfois une source de fierté nationale, et prendre le train plutôt que l’avion ou la voiture, c’est faire une bonne action, en améliorant son bilan carbone.
Mais ce n’est pas du tout comme ça que le train était perçu quand ce mode de transport s’est généralisé au XIXe siècle. C’est d’ailleurs une leçon intéressante : quand de nouveaux concurrents font leur entrée sur un marché, ils sont toujours accusés de tous les maux.
Le chemin de fer était vu comme une menace par beaucoup d’observateurs de l’époque. Certes, ils ont vite compris que le train avait un fort potentiel, notamment parce que rouler sur un rail permet de limiter les frottements avec le sol et évite de se retrouver ralenti ou coincé par la boue, comme l’étaient les voitures à cheval.
Du coup, les premiers à se demander à quoi pourrait ressembler un réseau ferré national ont d’abord pensé qu’il fallait doubler les routes avec des rails, tout simplement. Ensuite, on a admis que le chemin de fer aurait besoin d’une infrastructure en soi, avec ses propres règles, pas d’une copie de l’existant. Cependant, on s’est mis à imaginer des voies en étoile autour de Londres, sur lesquelles circuleraient non pas des trains, mais des véhicules individuels, l’équivalent des diligences.
Les premiers wagons aussi sont copiés sur les voitures à cheval, comme si on s’était contenté de les poser sur les rails – c’est différent aux Etats-Unis, où on prenait plutôt le bateau pour couvrir de grandes distances, et où les premiers wagons étaient donc inspirés de ses cabines.
Ce n’est que des années après, en Suisse, qu’on a pensé à installer des fenêtres pour qu’on puisse voir les wagons précédent et suivant, puis à prévoir des corridors pour circuler à bord du train. Ça peut nous faire rire, mais c’est logique vu ce qu’on savait à l’époque, et c’est sans doute en faisant les mêmes erreurs qu’on perçoit l’évolution des médias aujourd’hui. Je pense qu’au sein des rédactions, le principal frein à l’innovation, ce ne sont pas les outils, mais la culture professionnelle.
Livrez-vous à un petit exercice : essayez de faire la liste de tout ce qu’on a pu dire de négatif sur Internet – parfois à juste titre d’ailleurs : je travaille au Guardian, qui a révélé l’existence de systèmes de surveillance globalisée.
Vous allez vous rendre compte qu’on a reproché exactement la même chose au chemin de fer à son arrivée !
Ça marche à tous les coups :
• Le chemin de fer supprime des emplois.
• Il favorise l’émergence de grandes compagnies centralisées, qui chassent du marché les entreprises de transport de taille modeste.
• Il est à l’origine d’une uniformisation culturelle : des gens se mettent à vivre dans une région et à travailler dans une autre ; les échanges se multiplient et les identités se diluent.
• L’art du voyage au long cours se perd, on ne prend plus le temps de se découvrir et de se parler en chemin.
• De nouvelles formes de criminalité apparaissent.
• De nouvelles façons de faire la guerre apparaissent.
• Les épidémies se propagent plus facilement.
• C’est une façon de voyager qui transforme l’homme, le rend asocial : « Ils voyagent aussi vite que des balles de fusil, et perdent le contrôle de leur vie », estime un auteur de l’époque.
• La construction des lignes de chemin de fer, des gares et des terminaux a eu un impact considérable sur les territoires concernés.
Il y a tout un tas de peurs et de phobies qui sont alors associées au chemin de fer. Victor Hugo explique qu’à cette vitesse, les fleurs ne sont plus des fleurs, mais des taches de couleurs informes. Pourtant, les trains de l’époque font du 50 à l’heure ! Mais à l’époque, personne ne s’était jamais déplacé à une telle vitesse, c’est une révolution culturelle. On imagine même construire des murs de bois le long des voies pour éviter un tel stress visuel aux passagers…
Ça me rappelle ce que m’a répondu, un jour, quelqu’un à qui je demandais s’il utilisait Twitter : « Non, parce que je ne veux pas avoir à tout lire. » On ne peut pas tout lire sur Twitter, mais ce n’est pas grave si on ne perçoit pas tous les détails, ça n’empêche pas de saisir ce qu’il s’y passe ; de même qu’en train, on peut profiter d’un paysage sans voir chaque fleur sur bas-côté.
Regardez les articles écrits sur les imprimantes 3D. L’exemple qu’on prend tout le temps, c’est la pièce de rechange qu’on va pouvoir fabriquer dans un magasin en se basant sur l’original. Mais c’est une vision très étroite de ce qui est en fait un bouleversement.
Des médecins peuvent ainsi réaliser une copie en 3D d’un cerveau et ne plus se baser seulement sur des vues en deux dimensions pour établir un diagnostic. Ça, c’est vraiment un usage innovant, pas juste une copie de ce qui se fait déjà.
C’est la même chose avec les articles écrits par des algorithmes : ces derniers sont utilisés pour produire ce qu’on produit déjà, des comptes-rendus sportifs ou des synthèses sur les résultats financiers d’une entreprise, par exemple. Cette nouvelle technologie est utilisée pour faire de l’ancien, c’est déjà beaucoup, mais ça ne se limitera pas à ça.
Les inventeurs eux-mêmes sont parfois les plus mal placés pour imaginer les nouveaux usages. Les frères Lumière ont réussi à filmer les premières scènes, mais ils ne voyaient pas bien l’intérêt, ils se demandaient pourquoi des gens iraient voir dans une salle obscure ce qu’ils pouvaient déjà voir dehors… Et puis quelqu’un a eu l’idée de mettre bout à bout des séquences, de faire du montage, et le cinéma est né.
La bonne question à se poser c’est : quelle information peut-on produire qui ne l’est pas déjà ?
Et il faut accepter le fait que beaucoup de postes vont être supprimés.
On a vraiment besoin de plus de journalistes capables de travailler avec le visuel, ils sont très recherchés aujourd’hui. Pourtant, je pense qu’on n’a pas assez pensé à la transformation du texte. Par exemple, quelle est la taille minimum d’un article ?
Une question que doivent se poser les journalistes, c’est si leur production, c’est la bouteille entière ou bien juste le liquide qu’elle contient. Si c’est juste le contenant, alors il peut être consommé partout, pas forcément dans une forme particulière. Mais dans ce cas se posent des problèmes de financement.
La tendance à suivre, selon moi, c’est la personnalisation de l’information. Il y a un potentiel important. Par exemple, si vous n’avez pas lu d’article sur le sport depuis deux ans, ça ne sert à rien de continuer à vous en proposer. Ou alors, si vous venez de Facebook en suivant un lien posté par un ami, on va vous montrer un article différent de celui affiché pour le visiteur venant de Google Actualités, ce qui montre qu’il cherche à s’informer.
Si je suis dans le train, j’ai davantage de temps pour lire, pourquoi ne pas me proposer une version longue ? Le niveau d’éducation peut aussi être pris en compte, si le lecteur a accepté de confier cette information sur lui.
Je sais ce qu’on va reprocher à ces évolutions : le compartimentage de la société, la perte d’une culture et de repères communs, puisque chacun reçoit une information différente. C’est vrai, mais ça permet aussi au plus grand nombre de s’informer, chacun à son niveau.
A vous qui débutez votre carrière, le conseil que je peux vous donner, c’est de toujours partir du principe que votre compas est faussé, qu’il ne vous indique pas la bonne route. Si on vous dit que votre idée est ridicule, c’est bon signe, c’est souvent là que l’innovation survient.
Je pense que cette crise débouchera sur quelque chose de positif. Beaucoup de phénomènes qui étaient latents dans les années précédentes sont en train de s’accélérer, et ça ira plus mal avant d’aller mieux, c’est sûr, mais le résultat sera positif."
Wolfgang Blau est directeur de la stratégie digitale du Guardian et sur le point de rejoindre le groupe Condé Nast.
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